Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Petite devinette : que peut bien représenter cette caricature publiée dans La Dépêche de Brest et de l'Ouest du jeudi 24 février 1938 ?

Non, il ne s'agit pas d'une illustration d'une fable de La Fontaine.

Cette caricature était certainement facilement interprétable par la quasi totalité des marins de Brest et sans doute aussi par une grande partie de la population. Mais, à notre époque, elle nécessite un décryptage.

Que voit-on ? Un baquet en bois remorqué par un bateau, qui s'apprête à accoster au pied d'un immense et splendide bâtiment dominant la mer. Dans ce frêle esquif ont pris place deux fauves, une poule et, vu de dos, un animal d'une espèce difficile à déterminer. On pourrait penser à un cheval - mais il est trop petit par rapport aux deux fauves - ou à un canidé.

On progressera déjà dans l'interprétation de ce document si l'on sait que dans la Marine ce type de baquet s'appelle une "baille".

Que dit le Littré ? :

"Baille - Terme de marine. Baquet qui sert à divers usages sur les vaisseaux."

Or, le mot "Baille" désigne aussi l'Ecole navale dans l'argot de cet établissement.

Alors tout devient limpide.

Les deux fauves sont un jaguar et un léopard. Cette évidence s'impose à quiconque sait qu'il s'agit là du nom de deux bâtiments annexes de l'Ecole navale en cette année 1938. Dès lors, le canidé ne peut être qu'un chacal, nom porté par une autre annexe de l'école. La poule un peu déplumée symbolise la Belle Poule. Elle voisine avec une étoile, nom porté par son sister-ship. Ces deux voiliers, que l'on peut admirer aujourd'hui encore dans le port et dans la rade de Brest, servaient eux aussi à la formation des élèves de l'Ecole navale.

Les contre-torpilleurs Chacal et Léopard ont été rattachés à l'école à partir du 15 juillet 1935. Le Jaguar les a rejoints en septembre 1937(1). Ils jouent un rôle important dans l'instruction à la mer des élèves, comme l'explique La Dépêche de Brest et de l'Ouest dans son édition du 21 février 1936 :

"L'Ecole navale ne disposa longtemps, pour l'instruction à la mer de ses élèves, que d'avisos comme l'Oise et le Coucy, ce qui obligeait - ces avisos à vitesse réduite ne dépassant guère une douzaine de noeuds - de limiter les sorties aux environs immédiats de Brest.

Dotée de deux contre-torpilleurs, le Chacal et le Léopard, permettant - toujours à vitesse économique - d'atteindre 15 à 18 noeuds, les élèves peuvent maintenant faire des sorties plus intéressantes. L'instruction y gagne puisque sur ces bâtiments plus modernes, un plus grand nombre d'élèves peuvent passer successivement aux différents postes pour apprendre leur métier de marin, dans ses diverses spécialités.

Deux fois par mois, le Chacal, commandé par le capitaine de frégate Gary, et le Léopard, sous le commandement du capitaine de frégate Le Boulch, appareillent le vendredi, généralement une fois pour Lorient, l'autre pour Cherbourg, et les élèves passent dans ces deux ports, la journée du dimanche.

Les contre-torpilleurs sont de retour à Brest le mardi et, à l'aller et au retour, effectuent différents exercices qui sont pour les élèves d'un excellent enseignement."

C'est aussi à bord du Chacal, du Léopard et du Jaguar que, le 30 juillet 1938, quelques mois après la publication de la caricature, les élèves de 1ère année de l'Ecole navale, de l'Ecole des officiers de marine et de l'Ecole des ingénieurs mécaniciens appareilleront pour leur croisière d'entraînement d'été, qui les mènera en Belgique (Anvers), en Pologne (Gdynia), en Lettonie (Libau, aujourd'hui Liepaja) et en Suède (Stockholm et Göteborg), avant de rentrer à Brest le 30 août (2).

Il est temps maintenant, après ces explications, de lever le voile sur le document complet, qui est doté d'un titre et d'une légende :

La caricature annonce le traditionnel bal annuel de l'Ecole navale et de ses annexes, qui, en 1938, aura lieu le 5 mars. Cette soirée dansante est placée sous le haut patronage de M. le vice-amiral Devin, préfet maritime, M. Le Gorgeu, sénateur-maire de Brest, M. le sous-préfet et sous la présidence d'honneur du capitaine de vaisseau Barnouin, commandant l'Ecole navale. Elle est donnée au profit des oeuvres de bienfaisance (3).

Il reste à préciser quelques détails.

L'Etourdi, qui a pris en remorque la "Baille", est un ancien dragueur-canonnière mis à flot le 21 mars 1916. Aviso de 2ème classe à partir de 1929, affecté en 1930 comme annexe de l'Ecole des mécaniciens à Lorient, il a ensuite rejoint les annexes de l'Ecole navale à Brest. La crainte qu'il n'arrive en retard pour le bal est sans doute une allusion à son caractère poussif, dû à son grand âge. Lors de l'évacuation de Brest le 18 juin 1940 il sera d'ailleurs incapable d'appareiller et devra être sabordé sur place (4).

Quant au bâtiment rayonnant, vers lequel se dirige la ménagerie, il s'agit évidemment de la nouvelle Ecole navale, le "petit Versailles brestois", inaugurée le 30 mai 1936 par le président de la République Albert Lebrun.

Nous en reparlerons sans doute...

__________

(1) John JORDAN & Jean MOULIN, French Destroyers - Torpilleurs d'Escadre & Contre-Torpilleurs - 1922-1956, Seaforth Publishing, 2015, p. 217

(2) La Dépêche de Brest et de l'Ouest, 19 juillet et 31 août 1938 notamment

(3) La Dépêche de Brest et de l'Ouest, 24 février et 6 mars 1938

(4) LV Jean-Michel ROCHE, Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre française de Colbert à nos jours, Tome II, 1870-2006, Edition 2013

__________

Une source en ligne très précieuse : La Dépêche de Brest et de l'Ouest

Tag(s) : #Ecole navale
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :